IV - LA DEMOCRATIE POLITIQUE


Tout d'abord la démocratie politique a deux fondements essentiels et inséparables : la garantie des droits de l'homme et la participation effective des citoyens au Gouvernement de la nation.

  1. Les droits de l'homme
    Tout homme a des droits sacrés que le Gouvernement lui-même doit respecter. Au-dessus de l'Etat, au-dessus de la souveraineté nationale, il y a donc une suprême loi à laquelle les institutions doivent se conformer. Tel est le sens de la Déclaration des Droits inscrite en tête de la Constitution de la IVème République et qui reprend, en la complétant celle de 1789.

    La justice et le droit sont les protecteurs de la liberté et de l'égalité fondamentale des citoyens devant la loi. Le respect de la dignité de chaque citoyen ne saurait dépendre du bon vouloir de l'Etat, d'un groupe ou d'un autre citoyen. Il n'y a pas de démocratie quand règne l'arbitraire.

    Protecteur des droits des citoyens, l'Etat ne saurait tolérer que la liberté des uns puisse pratiquement détruire la liberté des autres. L'Etat doit donc toujours se tenir au-dessus des partis et des intérêts particuliers et non pas, comme dans une dictature, servir d'instrument au gré d'un parti ou de l'homme qui exerce le pouvoir.

    La majorité doit respecter à l'égard de la minorité les droits imprescriptibles communs à tous les hommes.

    Le progrès humain dans le cadre d'un ordre juridique garantissant la liberté, tel est le sens de notre première devise, de notre plus belle devise : "La révolution dans la loi".

    Cet ordre juridique, pour assurer les droits de chacun, suppose d'abord une justice parfaitement indépendante appliquant les lois. C'est parce qu'il y voyait un des fondements de la démocratie que le MRP a considéré l'indépendance de la magistrature par rapport au pouvoir politique comme une condition formelle de son accord sur la nouvelle Constitution.

    Mais la forme même des institutions, en déterminant le cadre pratique de la vie des citoyens, est un facteur capital dans l'exercice effectif des droits de l'homme : elle peut le faciliter comme elle peut l'entraver. Deux conditions, selon nous, doivent être remplies à cet égard :

    1. Pluralisme des groupes sociaux
      Le pluralisme des groupes sociaux est une condition d'exercice pratique de la liberté de l'homme. L'homme seul en face de l'Etat est voué à l'écrasement. En participant à des collectivités diverses d'ordre économique, social, culturel ou autre, dotées de la personnalité juridique, jouant un rôle effectif dans une société plus vaste qui les englobe sans les étouffer, l'homme protège ses libertés côte à côte avec ses semblables et exerce ses responsabilités. Ce n'est point par hasard que l'Etat communiste, de même que l'Etat libéral, tend à faire du citoyen l'homme d'une seule société.

      La famille, la commune, l'entreprise, la profession, le syndicat, les associations diverses, doivent être respectés et protégés par l'Etat démocratique.

      A la base de tous ces groupements humains nous reconnaissons la famille comme le plus intangible et le plus sacré. C'est dans la famille que l'être humain reçoit la vie et la donne, qu'il aime avec tout son être et qu'il est aimé, qu'il affirme le meilleur de lui-même. Nous voyons dans la famille la cellule fondamentale de la société parce qu'elle représente l'incarnation la plus naturelle et la protection la plus efficace de la liberté humaine qui est à l'inverse de l'égoïsme. Dans le resserrement actuel des formes de la vie collective, la famille loin d'être amoindrie, doit grandir son rôle en exerçant les droits qu'elle tient de la nature et qu'il importe de lui reconnaître en tant que telle.

      Il va de soi que la multiplication des groupes économiques et sociaux ne saurait être sans limites. Une limite s'impose, tracée par l'intérêt commun des citoyens dans la Nation et qui tient à la réalisation de certains services (par exemple les services publics), aux conditions d'exploitation de certaines ressources (par exemple les entreprises nationalisées), à la sauvegarde de certains droits (en particulier l'indépendance nationale par l'armée). Mais il est un terrain particulier où le pluralisme est la condition sine qua non de la liberté : c'est celui des droits de l'esprit.

      La liberté de pensée est un leurre si elle ne comporte pas la liberté pour les citoyens de se grouper diversement selon leurs convictions et leurs croyances, de défendre leurs droits essentiels selon la conception de la vie qu'ils partagent. Nous exigeons donc que, compte tenu des droits propres de la nation, soient effectivement respectées sous cette forme, la liberté des partis politiques, la liberté religieuse, la liberté syndicale, la liberté scolaire.

    2. Mesure humaine des institutions
      La deuxième condition à laquelle doivent satisfaire les institutions est qu'elles soient à mesure humaine. Le capitalisme a de plus en plus évolué vers la concentration des moyens économiques. Le libéralisme politique accoutumé à ne voir que l'individu seul et non les groupes sociaux, s'est orienté vers la concentration et la centralisation administrative. Les influences marxistes, à leur tour, tendent ouvertement vers l'étatisme, prolongeant ainsi naturellement les tendances de la société capitaliste et libérale. Si bien que nous nous trouvons, de plus en plus, en face de collectivités très vastes, dont la direction supérieure échappe aux membres qui les composent : ceux-ci, loin d'y pouvoir exercer leurs responsabilités et leurs droits de contrôle, sont réduits au rôle d'exécutants plus ou moins mécanisés.

      Il nous apparaît indispensable de réagir contre ce glissement qui risque de vider la société de sa signification humaine. Il faudra décentraliser les énormes agglomérations industrielles. Il faudra décentraliser les administrations publiques. Le MRP a pris à cet égard des positions très nettes à propos de la Sécurité sociale et de la réforme municipale par exemple, et nous aurons à aller fort loin sur le plan de l'organisation économique.

      Sans doute cette orientation politique suppose t-elle que les citoyens soient toujours plus aptes effectivement à porter leurs responsabilités et qu'ils aient donc le sens du bien commun et du devoir. Loin de le nier, il est clair que c'est précisément ce que nous voulons. L'homme grandit dans la mesure où la société l'incite à faire effort sur lui-même et la société se renforce et s'ennoblit dans la mesure où les hommes qui la composent ont à la fois une plus grande valeur personnelle et le sens réfléchi de l'œuvre commune.

      Il est donc vain de dire :
      "il faut changer les mœurs avant de changer les institutions",
      ou bien :
      "c'est du changement des institutions que résultera le progrès moral".
      L'une et l'autre tâche vont de pair, parce que l'homme et la société, à aucun moment, ne sont séparables.

  2. La participation des citoyens au gouvernement de la nation
    La démocratie appelle chacun à élever sa conscience en prenant sa part dans la responsabilité de la chose publique. C'est la responsabilité qui fait le citoyen. Aucune équivoque ne doit subsister dans l'application de ce principe.

    1. Il n'y a pas de démocratie sans liberté politique véritable
      Donc un régime fondé sur le parti unique, un régime qui ne laisse pas la liberté d'expression à l'opinion ne peut, à aucun titre, être regardé par nous comme une démocratie. Une démocratie "à mains levées", où chaque citoyen est surveillé, contrôlé, sinon menacé dans ses actes civiques, où l'on ne peut exprimer sa conviction que si elle est conforme à l'ordre établi, est tout simplement une dictature.

    2. C'est un fait
      cependant que la mystique de l'obéissance aveugle et du chef infaillible correspond à la tentation fréquente que peuvent éprouver les citoyens de se démettre de leurs responsabilités propres, surtout dans les périodes de difficultés et de crises. S'il le fallait, nous repousserions demain comme hier, devant qui que ce soit, cette tentation qui conduit fatalement à la servitude. Pour nous, la République ne se distingue pas de la démocratie.

    3. Ayant porté témoignage pour une authentique liberté politique
      nous n'en sommes que plus à l'aise pour exiger l'autorité et l'efficacité de l'Etat démocratique. La démocratie ne saurait être le régime du désordre. Le désordre et l'anarchie tuent la liberté. Lorsque le peuple a désigné librement les hommes qui ont sa confiance, lorsque les élus du peuple ont délégué le pouvoir à un Gouvernement régulièrement formé selon la Constitution, elle-même approuvée par le peuple, ce Gouvernement doit agir en fonction du seul intérêt général de la nation et non se laisser ballotter entre les intérêts particuliers contradictoires.
      Si c'est là une exigence à l'égard de l'Etat, c'en est une non moins grande, c'est certain, à l'égard des partis politiques et des citoyens eux-mêmes. Il n'est pas tolérable qu'une fraction de la nation sabote l'édifice qui abrite la nation tout entière. Il n'y a plus de République si les citoyens, les syndicats ou les partis ne respectent pas l'autorité de l'Etat républicain qui exprime la volonté commune du peuple. Il y a menace de dictature si une minorité, se dressant contre la loi et contre les institutions, veut imposer son vouloir à la majorité.

    4. Cette notion de l'Etat démocratique suppose une étroite union entre le peuple et le pouvoir
      L'évolution des structures sociales, le passage d 'une société à base individualiste à une société ou les liens sociaux se resserrent, où les problèmes se modifient et se succèdent à cadence de plus en plus vive, où les attributions de l'Etat vont croissant et se répercutent toujours davantage sur la vie même des citoyens, le fait qu'à la conscience civique personnelle vienne se surajouter une sorte de conscience de masse, toute cette transformation que subit la société moderne aura nécessairement des répercussions sur la forme du régime politique. Le peuple ne se sent pas assez en contact avec le pouvoir par le seul fait de mettre une fois tous les quatre ans un bulletin dans l'urne et, à l'inverse, l'Etat risque de perdre la notion de sa racine populaire si les conditions de vie du peuple évoluent sans que lui-même change sa structure et ses méthodes.

    Chacun sent aujourd'hui que la forme traditionnelle et en réalité individualiste du régime parlementaire a besoin de s'élargir au moment où les masses, en tant que telles, parviennent à leur majorité civique et sociale. Pour empêcher que s'aggrave un divorce qui entraînerait la ruine de la démocratie elle-même, l'Etat républicain doit arriver à corriger et compléter dans une certaine mesure le régime purement représentatif, ainsi que le déclarait le Conseil national MRP des 25 et 26 août 1945 au cours duquel nous avons, pour la première fois, abordé le problème de la Constitution.

    L'Etat républicain doit corriger ce qu'a peut-être d'insuffisant le régime purement représentatif par l'introduction de la démocratie directe, par un contrôle effectif du suffrage universel sur les élus, par la représentation des intérêts collectifs.

    Le Mouvement Républicain Populaire l'a tout de suite compris et a voulu orienter dans ce sens la nouvelle Constitution. Les obstacles soulevés par les autres partis l'en ont en grande partie empêché et n'ont pas permis en particulier la représentation au sein de la deuxième Assemblée des grandes collectivités économiques, sociales et intellectuelles qui auraient pu établir un lien plus direct et plus vivant entre les masses et l'Etat.

    Il reste que, même dans le cadre de l'actuelle Constitution, il est essentiel que l'Etat se préserve contre le risque d'être coupé du réel. C'est dans la mesure où il s'en éloigne qu'il perd l'efficacité et que s'aggrave dans l'opinion un scepticisme plus ou moins désabusé à l'égard de la démocratie. L'Etat doit être sans cesse attentif aux aspirations populaires et, à l'inverse, comme l'a maintes fois montré Francisque Gay, le peuple doit être tenu informé constamment par le Gouvernement de ses projets, de ses difficultés, des résultats obtenus. Le peuple a besoin de comprendre et d'être compris pour se sentir associé responsable et pour ne pas douter que ses droits soient bien représentés et défendus.

    L'Etat démocratique ne peut être ni une arme ni un bouclier entre les mains d'une partie contre une autre partie de la nation. Il représente le bien commun de la nation tout entière. Il faillit à sa mission s'il n'est plus impartial.

    Une telle neutralité n'est ni contestée ni contestable sur le plan religieux : dans une société où se côtoient différentes familles spirituelles, leur respect mutuel est une condition rigoureuse de la paix civile et de l'union nationale. Parce qu'il respecte la liberté de l'esprit, l'Etat ne peut prendre parti pour une religion contre les autres, pas davantage pour ceux qui ne croient pas contre ceux qui croient.

    Cette notion de la laïcité avait été fort bien définie par Maurice Schumann et Henri Teitgen, le 14 mars 1946, à la tribune de la première Constituante et saluée - nous avons le droit de le rappeler - par des applaudissements unanimes.

    Au nom de la démocratie, nous nous dressons donc de toutes nos forces contre ceux qui voudraient inverser ni plus ni moins le sens de la laïcité de l'Etat. Si l'Etat prétend favoriser systématiquement la non-croyance en Dieu, il rompt avec la laïcité aussi bien que s'il voulait imposer telle ou telle religion. Tout citoyen est libre de croire ou de ne pas croire et l'Etat doit respecter intégralement cette liberté.

    Que ce soit en matière de législation sociale, d'écoles, de mouvements de jeunesse ou de propagande, les démocrates que nous sommes ne tolèreront jamais l'Etat partisan.

    La liberté de pensée est la plus sacrée de toutes les libertés, toutes les autres en découlent. La violer c'est tuer le citoyen en esprit. C'est d'abord en garantissant et protégeant cette liberté qu'un régime démocratique mérite son nom.

    Ce respect de la liberté, lié à la garantie des droits fondamentaux de la personne humaine est à l'opposé de toute doctrine totalitaire. Il faut donc bien voir que l'Etat démocratique, dans ses orientations juridiques et ses structures institutionnelles, est en lui-même l'application d'une certaine conception de l'homme et du monde. Par sa propre existence, il prend donc parti, en quelque sorte, sur le terrain philosophique.

    En excluant la religion d'Etat, en se refusant à forcer les consciences, la démocratie s'engage à former les consciences, la démocratie s'engage à édifier une certaine forme de civilisation humaine. Une des erreurs du système libéral a peut-être été de voir dans la neutralité religieuse un aspect d'une neutralité plus générale sur le plan des institutions dans le sens du "laissez faire et laissez passer", faisant de l'Etat un spectateur passif des conflits de force qui se règlent pratiquement au mépris de la justice par l'écrasement de la liberté réelle des faibles. Bien au contraire l'Etat démocratique doit de plus en plus prendre conscience des exigences vitales contenues dans la déclaration des Droits et aménager hardiment le régime politique, économique et social en conséquence ne tolérant le totalitarisme sous aucune forme, que ce soit d'une race, d'une classe, d'un parti ou de l'argent.