V - LA DEMOCRATIE ECONOMIQUE ET SOCIALE
L'histoire a prouvé que la démocratie politique restait dans une large mesure une fiction, si elle ne s'accompagnait pas d'une
véritable démocratie économique et sociale. Liée au libéralisme, la démocratie d'hier a failli en périr. La démocratie ne vivra, ne
progressera, que si elle se transforme, si elle devient totale.
La personne humaine est une. A vouloir la disloquer on la déforme ou on la détruit. Or, le libéralisme a fait du même
travailleur un citoyen sur le plan politique et un sujet sur le plan économique. Et l'économie l'emporte parce qu'à travers les
conditions du travail il engage pratiquement la vie de chaque jour.
Il s'agit de satisfaire aux droits de l'homme dans la vie économique comme dans la vie politique.
Le 26 août 1945, François de Menthon, au Conseil national du MRP, faisait approuver à l'unanimité cette définition :
La démocratie économique se caractérise par une participation effective de tous à la gestion des affaires économiques, par une
répartition plus égalitaire des revenus, par le respect des droits de chacun. Elle s'oppose au capitalisme qui réserve aux seuls
possesseurs du capital la direction économique, assure la répartition des revenus et règle les rapports des hommes en fonction de la
prépondérance de la propriété du capital.
Elle s'oppose aussi bien à un étatisme totalitaire dans lequel les rapports économiques se règleraient purement et simplement
comme des rapports de droit public, de gouvernant à gouverné, d'administration à administré, dans lequel une confusion règnerait
entre l'appareil de l'Etat et l'organisation économique de la Nation.
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Le droit de propriété
Il faut parler ici du droit de propriété, car le droit absolu de propriété individuelle a été le fondement juridique
du capitalisme. Le propriétaire a tous les droits, le non-propriétaire n'a aucun droit sur les choses. Les biens
auxquels peut s'appliquer ce droit absolu d'un seul individu sont illimités et indifférenciés par le système juridique
ainsi fondé. La propriété d'une usine est aussi formelle que la propriété d'un objet de consommation et rien
n'empêcherait un multi-milliardaire de s'approprier toute la terre de France.
Dès la première heure, le Mouvement Républicain Populaire l'a compris et même avant si l'on peut dire, puisque dans son
premier manifeste rédigé sous la clandestinité nous lisons que le droit de propriété doit être établi sur les bases suivantes :
- Les richesses matérielles sont destinées à la satisfaction des besoins de l'ensemble des hommes,
- La propriété privée, soutien de la liberté individuelle, n'est qu'un moyen pour atteindre cette fin,
- Pour la défense, la garantie et l'épanouissement de la liberté individuelle, il faut assurer l'accession
de tous à la propriété personnelle et familiale,
- Pour assurer que l'usage de la propriété est conforme à l'intérêt général, l'Etat ou les organismes habilités
par lui ont le droit de contrôler l'usage que les propriétaires font de leurs biens,
- En ce qui concerne les instruments de production, le nouveau droit de propriété assurera que leur exploitation
est effectivement mise au service de l'ensemble des hommes et spécialement de ceux qui sont associés dans l'entreprise,
en refusant au capital le droit de les posséder seul, aux dépens du travail sous toutes ses formes.
Le travail devra ainsi être associé à la gestion et au profit.
Cette notion du droit de propriété met les richesses au service de l'homme et non pas l'homme au service des richesses. La
propriété privée ne doit donc pas dégénérer en un moyen pour quelques-uns d'accaparer les biens au détriment du plus grand
nombre. Chacun doit pouvoir posséder les moyens nécessaires à la vie, c'est-à-dire non seulement les biens de consommation
mais son logement et ses instruments de travail ou sa part légitime des moyens de production collective.
Il sera nécessaire d'orienter en conséquence une législation jusqu'à présent issue des seuls principes du Code Civil de 1804,
eux-mêmes inspirés des notions strictement individualistes et matérialistes du droit romain.
C'est ainsi que le droit de propriété privée, inscrit solennellement dans la Déclaration des droits de l'Homme, pourra
apparaître non comme le privilège d'une aristocratie mais comme une faculté réellement accessible à l'ensemble des citoyens.
Il sera exercé comme un instrument de libération humaine, et non comme un moyen d'asservissement.
Nous nous séparons des libéraux qui se préoccupent de la possession des choses et non du bien de l'homme et nous nous séparons
aussi des marxistes parce que, comme l'écrivait dans la Résistance un groupe de nos camarades, "la propriété s'accorde pleinement
à la nature de l'homme dont elle développe la volonté créatrice, dont elle protège la liberté chez qui elle peut affermir le
sens des responsabilités"
Il n'est possible ici que d'esquisser les applications de ces principes :
- La propriété des biens de consommation est évidemment nécessaire à la vie. A son défaut, aucune liberté humaine n'est
concevable. Mais l'accaparement de denrées auquel certains se livrent, très au délà de leur nécessaire et même de leur
superflu, n'est pas tolérable parce qu'il tend à priver la masse du droit de vivre au profit de quelques-uns.
- Par rapport aux biens de production, toute forme de propriété unie au travail correspond à la conception qui est la nôtre.
C'est le cas de l'exploitation agricole familiale et de la petite ou moyenne entreprise industrielle ou commerciale, plus
habituelles en France qu'en aucun autre pays.
Mais les formes d'entreprise proprement issues du régime capitaliste, où les moyens de production sont entre les mains des
seuls propriétaires du capital eux-mêmes étrangers au travail qui les met en œuvre, devront être transformées dans un sens
que concrétisent déjà de nombreuses expériences en cours dans notre pays, expériences que nous considérons comme la préface
d'une réforme juridique de grande envergure.
Nous avons noté que la propriété privée n'est pas séparable du bien commun de la collectivité. S'il est plus profitable à
l'ensemble de la nation qu'un secteur d'activité soit soustrait à l'appropriation privée pour être géré selon l'intérêt national,
la "nationalisation" apparaît donc légitime et nécessaire. Le MRP dans ce sens, a déjà dégagé les critères essentiels qui, dans
la conjoncture économique actuelle, peuvent justifier les nationalisations, mais en fixent en même temps les limites :
- activités à caractère de service public,
- menaces de la finance privée contre l'indépendance de l'Etat,
- carence de l'initiative privée dans un secteur essentiel à la vie de la Nation.
Il va de soi que, dans l'intérêt même de la collectivité, la nationalisation ne peut être qu'exceptionnelle, qu'elle doit donner
lieu à une indemnisation conforme à la justice et qu'elle ne conduit pas nécessairement à une gestion étatique. Bien plus, elle
peut parfaitement se réaliser sans appropriation par l'Etat. Les marxistes qui confondent nationalisation et étatisation emboîtent
le pas à la notion libérale et capitaliste du droit de propriété. Pour eux aussi la propriété c'est tout ou rien, et ils en
déduisent logiquement que, pour soustraire un secteur économique aux intérêts privés, il faut que l'Etat en devienne propriétaire,
donc qu'il rachète parfois d'énormes investissements au risque de se charger de dettes écrasantes dont l'amortissement grèvera
dangereusement les finances publiques. Par contre la conception véritablement humaine et sociale de la propriété est beaucoup plus
souple puisque ses conditions d'exercice peuvent varier selon son objet.
La propriété ne représente pas en réalité un droit unique et absolu, mais un "faisceau de droits" dont l'agencement, les conditions
d'exercice, l'attribution même peuvent prendre des formes diverses. Sans l'avoir expressément affirmé le droit français l'a pratiquement
reconnu en plusieurs circonstances. Nous pouvons citer comme exemple la jurisprudence du Conseil d'Etat concernant l'expropriation
pour cause d'utilité publique, et encore une législation récente sur le fermage et le métayage, où certains attributs traditionnels
de la propriété ont été répartis entre le bailleur et le fermier. Il ne s'agit donc pas de constructions de l'esprit mais d'une
orientation juridique commandée par les exigences de la vie.
Dans le même sens, on peut parfaitement admettre à propos des entreprises à nationaliser, que les garanties requises par l'intérêt
de la collectivité nationale puissent se traduire sur le plan de la gestion sans que l'Etat soit pour cela obligé de racheter le
capital et de se faire lui-même intégralement propriétaire. La nation, sans y perdre aucune sécurité, y ferait quelques économies,
et la tendance néfaste au bureaucratisme irresponsable y serait efficacement neutralisée.
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Le régime du travail
Si l'actuel droit de propriété ne satisfait pas aux exigences véritables du bien de l'homme, le régime du travail appelle des
transformations aussi décisives.
En régime capitaliste, le travailleur est dépendant d'une puissance économique privée à laquelle il ne participe pas et qui
dispose du produit de son travail. Mais en substituant le collectivisme étatique à la propriété capitaliste des moyens de
production, le marxisme ne supprime pas l'aliénation dont le travailleur est victime. Il ne fait qu'en changer le sens. Ce n'est
plus le patron, c'est l'Etat qui ôte aux salariés l'exercice de leurs responsabilités personnelles et une part des fruits de
leurs efforts.
Le droit du travail rejoint ici le sens d'un nouveau droit de propriété conduisant à transformer le régime économique et social
jusqu'au sein même de l'entreprise. Le capital lui-même ne produit rien. Nos ancêtres disaient : "l'argent ne fait pas de petits".
C'est le travail qui le fait fructifier. Le travail ne saurait donc être asservi au capital, c'est le capital nécessaire qui doit
être au service du travail productif.
La réforme de l'entreprise comportera donc la participation des travailleurs à la propriété, à la gestion et aux profits, ces
différents éléments étant inséparables. Mais le but étant de permettre aux hommes qui travaillent de vivre une vie d'hommes et
non de machines sans intelligence et sans conscience, de nouvelles dispositions juridiques devront s'accompagner d'un progrès
décisif dans l'organisation même du travail afin de favoriser le développement des facultés intellectuelles de chacun et son
aptitude aux responsabilités.
Admettre cette orientation d'ensemble c'est vouloir une économie concurrentielle à base d'entreprises stimulant les initiatives
et le progrès technique, et non une économie à base de trusts capitalistes ou étatiques dont les dimensions et l'agencement
administratif réduisent les travailleurs à n'être que des robots.
L'organisation professionnelle apparaît alors à la fois comme le relais nécessaire entre l'intérêt public et la production, et
comme le moyen, pour tous ceux qui coopèrent à la production dans chaque branche, de coopérer également par l'intermédiaire de
leurs représentants mandatés à la direction de leurs activités à l'échelon inter entreprises.
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La culture
De telles perspectives doivent entraîner au delà du régime économique lui-même un progrès de la démocratie dans le domaine de la
culture intellectuelle.
Les efforts entrepris à cet égard depuis quelques années ne peuvent être considérés que comme une première étape. Tout homme a
droit à la connaissance et au développement de son intelligence personnelle. Alors que la culture, dans le passé, a été trop
habituellement l'apanage de la fortune, elle doit devenir largement accessible au peuple tout entier.
C'est dans ce sens que nous entendons la réforme de l'enseignement, et quand nous réclamons la formation professionnelle des
jeunes travailleurs ce n'est pas seulement leur capacité de production qui nous préoccupe, mais le développement plus complet de
leur valeur humaine.
Il s'agit donc d'aller au delà de la suppression de la condition prolétarienne proprement dite.
Assurément la création d'un régime de sécurité sociale fondé sur la solidarité atténue considérablement l'insécurité permanente
du prolétaire à la merci des risques sociaux les plus divers contre lesquels, individuellement, il ne peut pas se défendre. Mais
notre volonté ne peut pas s'arrêter là ; elle tend à abolir progressivement le salariat capitaliste, à enlever à la seule
possession du capital le droit du commandement dans la société économique, en un mot à faire disparaître la lutte des classes par
l'abolition de ses causes fondamentales qui sont l'injustice et l'exploitation, inhérentes au régime capitaliste.
Loin de vouloir faire écraser une partie de la société par l'autre, nous voulons l'unir sur les bases de la justice sans laquelle
il ne saurait y avoir de compréhension ni de fraternité. Ce n'est pas contre des hommes d'abord que nous voulons lutter, mais
contre des structures. Que l'on ne vienne pas nous dire qu'alors se pose et se posera le problème des cadres et des chefs, car
le complexe d'infériorité dont souffre encore le monde du travail n'a pas permis aux valeurs humaines qu'il recèle de faire
toutes leurs preuves.
L'accès à la culture et l'exercice des responsabilités enrichiront la démocratie nouvelle de personnalités plus nombreuses et
plus fortes qui, issues de tous les milieux et sans en éliminer aucun, révèleront toutes leurs aptitudes à organiser et à diriger
la vie économique.
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Liberté et autorité dans l'économie
Sur le plan économique, l'homme est en même temps travailleur, producteur et consommateur. Le régime libéral oscille constamment,
par des mouvements auxquels le progrès technique donne une amplitude de plus en plus grande, entre une crise de surproduction et
une crise de sous-production qui se soldent toujours par des misères et des ruines. L'équilibre économique sans cesse rompu coûte
cher à ce tarif.
Le régime collectiviste résout le problème en instituant à titre permanent l'organisation autoritaire de toute la production et
la répartition autoritaire des marchandises.
L'un et l'autre système s'expliquent par la primauté de l'économique sur l'humain, primauté qui se paie dans le premier cas par
les dégâts d'une concurrence effrénée, dans le deuxième cas par une discipline impitoyable qui ne peut durer qu'à l'aide d'une
dictature politique sans cesse plus féroce.
La primauté de l'homme sur l'économie ne s'accommode pas de ces excès contradictoires. La production n'a pas sa fin en elle-même :
son but est de satisfaire au maximum les besoins de l'ensemble des hommes. La liberté et l'autorité doivent se conjuguer pour
assurer cet ajustement de la production aux besoins. Il faut que l'Etat fixe périodiquement les buts à atteindre, amis, ces buts
étant fixés, il importe que les entreprises aient le maximum de liberté pour exécuter ainsi les directives générales qui leur
sont données. La concurrence salutaire est ainsi limitée dans un cadre tracé par l'autorité chargée de l'intérêt général.
De même il n'est pas supportable qu'en période de détresse économique, la liberté des prix et des échanges provoque les plus
inhumaines injustices, et qu'un peuple puisse mourir de faim pendant qu'un petit nombre de privilégiés se vautrent dans l'abondance.
La répartition autoritaire est alors, nous aurons le courage de le dire, une absolue nécessité et la démagogie libérale est à cet
égard criminelle.
Mais à mesure que les ressources augmentent, les contraintes doivent être desserrées, car la contrainte, elle non plus, n'est pas
une fin en soi, mais un moyen nécessaire pour protéger les faibles contre les forts. La liberté d'agir doit être respectée dans
la mesure où elle ne risque pas d'entraîner l'injustice.
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La répartition des revenus
Les mêmes principes dominent nécessairement la répartition des revenus conformément à la justice. Les produits du travail doivent
revenir aux travailleurs de tous les échelons, proportionnellement à l'apport qu'ils font de leur labeur, et aux charges qu'ils
supportent dans l'intérêt de la collectivité tout entière. Les seules inégalités admissibles tiennent donc aux différences de
rendement, de qualification professionnelle ou de charges de famille.
La justice sociale qui protège les faibles exclut ainsi une égalité chimérique, et par surcroît indéfendable. En réclamant la
suppression des privilèges d'un capitalisme féodal, elle tend au contraire à rétablir la véritable émulation dans les efforts et
la sélection des meilleurs. Elle donne à chacun sa chance dans la mesure même où elle enlève à la possession de la fortune le
monopole de fait du commandement et de la culture.
La démocratie économique et sociale appelle donc des structures nouvelles qui ne s'accommodent ni des injustices du libéralisme
ni des oppressions du marxisme, d'ailleurs liées les unes aux autres, comme les conséquences le sont aux causes aussi bien dans
l'expérience qu'en théorie. Le marxisme apparaît comme l'aboutissement normal du libéralisme sans en être vraiment le remède.
Vouloir, à rebours de l'évolution historique, défendre ou renforcer les vestiges du libéralisme, c'est accentuer la provocation
économique et sociale au marxisme. Hâter l'avènement du marxisme, c'est préparer l'aggravation des maux issus du libéralisme.
La liberté économique à tout prix comme le dirigisme à tout prix deviennent des abstractions, des systèmes auxquels on sacrifie
les intérêts humains. C'est l'homme qui est le but, et non tel ou tel système.